L’école britannique internationale de Casablanca. ©️ British International School of Casablanca (BISC)
Un nombre croissant d’établissements anglais et américains ouvrent leurs portes dans le Royaume. La langue de Shakespeare gagne du terrain et a même déjà détrôné le français dans certains segments de la population.
C’est un chiffre qui, à n’en pas douter, ne fera pas plaisir aux promoteurs du français au Maroc : selon une étude commandée par le British Council, 40 % des jeunes Marocains interrogés considèrent qu’il est plus important d’apprendre l’anglais que le français, contre seulement 10 % qui pensent l’inverse.
La perception de l’anglais comme une langue vecteur d’éducation, d’emploi et d’ouverture au monde arrive en tête des raisons invoquées. S’agit-il d’une minorité, ou existe-t-il une mouvance structurelle qui pourrait faire basculer le rapport de force en faveur de l’anglais ?
Pour Khalil, 21 ans, étudiant en 4e année à la University College de Londres, le choix était évident. Comme plusieurs de ses condisciples, il fait partie de ceux qui, après avoir effectué leur scolarité à la mission française au Maroc, choisissent d’aller faire leurs études ailleurs qu’en France, et de préférence dans un pays anglo-saxon.
Maroc : demain le Commonwealth ?
Dans une tribune parue en août dans JA, l’ancien diplomate Ahmed Faouzi s’interrogeait déjà : « Allons-nous sortir doucement de la francophonie, habit qui devient si étriqué pour nous, et nous inscrire dans une mondialisation régie par le monde anglo-saxon ? »
Dimension politique
L’introduction d’une langue peut-elle être un simple phénomène isolé et sans aucune ramification ? Pour Sara Mejdoubi, chercheuse et directrice du Pôle Langues, Cultures et Civilisations de l’Université internationale de Rabat, c’est difficilement concevable. L’arrivée d’une langue n’est jamais innocente et ferait au contraire ressortir l’existence de dynamiques internes. « Toute stratégie linguistique reflète la vision d’un pays », juge-t-elle.
Même son de cloche du côté d’Ahmed Faouzi, pour qui une langue « ne sert pas seulement qu’à communiquer. C’est aussi un marqueur identitaire et un vecteur idéologique. La puissance de la langue anglaise, comme les autres langues par le passé, traduit le rapport de force entre les nations, lequel est aujourd’hui en faveur de l’axe anglo-américain », écrivait-il dans une chronique parue dans Medias24.
TOUTE STRATÉGIE LINGUISTIQUE REFLÈTE LA VISION D’UN PAYS
Deux phénomènes distincts et simultanés s’entrechoquent et ont rendu l’anglais incontournable aujourd’hui au Maroc. Le premier est l’ampleur que la langue de Shakespeare a prise dans le monde ces dernières années en s’imposant comme la langue des négociations, du commerce, et maintenant de l’enseignement et de la recherche.
Maroc : les promesses de Londres
Le processus prend aussi sa source en haut de la pyramide. Sara Mejdoubi a constaté l’émergence de mouvements et de discours qui promeuvent la langue anglaise à plusieurs niveaux, y compris à l’université, où l’on encourage les professeurs chercheurs à publier en anglais.
Le modèle français en perte de vitesse
Le second phénomène à l’œuvre est celui de la perte d’attractivité du modèle français, qui s’explique à la fois par son aspect pédagogique, perçu comme obsolète, mais aussi par l’atmosphère délétère qui règne en France depuis plusieurs années, avec notamment la cristallisation des débats autour de l’immigration et de l’islam.
Aujourd’hui, chez beaucoup de jeunes, le modèle français n’attire plus autant qu’avant. C’est particulièrement le cas au sein d’une classe sociale très privilégiée, dans laquelle des jeunes choisissent d’aller faire leurs études au Canada ou en Grande-Bretagne plutôt que dans l’Hexagone.
Dans le cas de Khalil, qui suit un cursus d’ingénierie, le modèle éducatif anglais présente plusieurs avantages, pas tant sur les savoirs fondamentaux que dans l’approche en elle-même. « Déjà, je peux choisir directement ma spécialisation, sans avoir à attendre la troisième ou quatrième année. Ensuite, nous acquérons les mêmes connaissances que si nous étions en France, mais ici, les professeurs et l’administration sont beaucoup plus accessibles », explique-t-il.
LE FRANÇAIS CONTINUE DE FAIRE PARTIE DE NOTRE PATRIMOINE, DE NOTRE CONSCIENT ET DE NOTRE SUBCONSCIENT
Autre avantage de taille, la possibilité d’intégrer par la suite une grande école, y compris en France, sans avoir eu à effectuer une classe préparatoire. C’est ce qu’ont fait plusieurs amis de Khalil qui, après avoir effectué un cycle d’études en Angleterre, ont rejoint de prestigieux établissements comme HEC ou l’ESCP Europe.
Le Maroc, paradis des écoles étrangères
Mais parfois, le virage s’opère bien plus tôt. C’est le cas de certaines catégories de population aisées, qui placent leurs enfants dans des établissements coûteux, afin qu’ils puissent bénéficier des enseignements en anglais.
Ces deux tendances ont considérablement renforcé, au-delà de l’aspect purement linguistique, l’influence du modèle anglo-saxon au Maroc. En témoigne la multiplication des ouvertures d’établissements d’enseignement secondaire en langue anglaise dans le Royaume sur les vingt dernières années.
Mais l’ensemble de ces éléments restent tout de même à relativiser. Ahmed Faouzi en est convaincu, « on n’assiste pas à un grand remplacement de la langue française par l’anglais. Le français fait partie de notre patrimoine, de notre conscient et de notre subconscient ».
Il indique également que les Marocains ont toujours baigné dans un environnement pluri-linguistique. Entre l’arabe et le français pratiqués par une large partie de la population, l’espagnol parlé dans les provinces du Nord, sans compter les différents dialectes comme le berbère, le Maroc s’est construit autour d’une identité linguistique hétéroclite.
L’ANGLAIS DOIT ÊTRE INTRODUIT COMME « UNE AUTRE CORDE À L’ARC CULTUREL DU MAROC »
La même étude du British Council estime par ailleurs que « bien que l’anglais soit en expansion, le français conserve une grande influence dans la vie quotidienne des jeunes Marocains ».
Maroc–France : pourquoi ça ne tourne plus rond
Sara Mejdoubi n’est pas non plus inquiète pour l’avenir de la langue de Molière. « La langue française a laissé des traces, dans le droit, au-delà de la culture », poursuit-elle. Et de conclure que l’anglais doit être introduit comme « une autre corde à l’arc culturel du Maroc ».
Preuve que la langue anglaise et le modèle anglo-saxon ne sont pas encore suffisamment implantés dans le royaume, le diplôme secondaire américain n’est, contrairement à son pendant de la mission française, pas encore reconnu par la fonction publique marocaine, fait observer Mejdoubi.
Tout un symbole qui montre que malgré la percée de l’anglais, le français reste encore très largement dominant au sein des institutions et des élites marocaines. La récente décision française de réduire les visas octroyés aux ressortissants marocains pourrait-elle accélérer le processus, en incitant encore davantage les jeunes à se tourner vers d’autres destinations ?
Ahmed Faouzi y voit un « choix souverain de la France », mais ne peut s’empêcher de constater que celle-ci agit à rebours de ce que font d’autres pays, qui, au contraire, mettent en place des dispositifs visant à encourager les élites internationales à venir contribuer à leur développement. « Un pays ne peut pas se développer en autarcie », conclut-il.